Je remets ici ce qui c'était égaré dans le blog de 2014...
Géographie
historique. Histoire d’une discipline controversée ou repères
historiographiques.
Saudan M.,
Géographie historique. Histoire d’une discipline controversée ou repères
historiographiques, Hypothèses, 2001/1,
p. 13-25.
Cet article d’une dizaine de pages
est un texte introductif à une séance doctorale consacrée à des travaux relatifs
à la géographie historique. Il retrace l’évolution de cette spécialité
qui « se situe à la croisée des deux disciplines » (histoire et
géographie). Si, pour un auteur
contemporain tel que Paul Claval, la
géographie historique étudie les différentes formes de peuplement et d’occupation
de l’espace ainsi que leur évolution chronologique (Géographie humaine et économique contemporaine, 1984), il n’en a
pas toujours été ainsi.
La géographie historique dite traditionnelle s’est essentiellement intéressée, au moins en France, aux thèmes de la frontière et des circonscriptions civiles et ecclésiastiques à la
suite des études régionales de l’historien Auguste Longnon (1844-1911). La
question, encore en partie d’actualité aujourd’hui, est la suivante :
existe-t-il une filiation entre les circonscriptions politiques,
administratives ou ecclésiastiques ? Par exemple, quels rapports
existe-t-il entre les limites et l’extension des territoires des tribus
gauloises, des cités gallo-romaines et des diocèses ? Si la concordance
grossière des espaces est en général admise, leurs limites sont plus discutées.
Cette question des frontières est alors d’autant plus d’actualité que le désastre
de 1871 alimente une réflexion à ce sujet jusqu’au conflit suivant de 1914.
Pour les chercheurs en géographie
historique, le concept et les frontières réelles ont varié dans le temps :
dans la première moitié du XXe siècle, beaucoup pensent que les
limites territoriales étaient précises et probablement linéaires à l’époque
carolingienne (Jean-François Lemarignier, 1945) alors que la période suivante (Xe-XVe
siècle) aurait connu des frontières floues, mouvantes, non linéaires, voire
indéterminées (Gustave Dupont-Ferrier, 1902). Les travaux suivants remettent en
cause cet avis à partir des années 1950 (Lemarignier, Duby) et tendent à
montrer la précision des limites territoriales, y compris à la fin de Moyen-Age.
Ces débats conduisent à faire évoluer
la géographie historique. La notion de frontière s’élargit et se
diversifie : Xavier de Planhol introduit l’idée de frontières culturelles,
linguistiques, agricoles (Géographie
historique de la France, 1988), lesquelles renvoient à de nouveaux ensembles
territoriaux ; de la limite, l’intérêt
se déplace vers l’espace qu’elle définit et les différences qu’elle met en
évidence. La frontière est à la fois une conséquence de données naturelles et
humaines différentes entre territoires (Michel Aubrun) et un initiateur de
phénomènes politiques, économiques et sociaux (Pierre Guichonnet, Claude
Raffestin).
Lucien
Febvre a reproché à la géographie historique traditionnelle son manque
d’attention à la réalité géographique, en particulier à l’espace et au paysage.
Les relations de l’homme au milieu dans lequel il s’insère, et pas seulement
ses limites, doivent y être étudiées. Un exemple éclatant de cette nouvelle
approche est l’œuvre de Fernand Braudel, La
Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949). Le
« personnage » central est en effet un espace géographique et les
liens avec l’histoire et ses différents temps sont omniprésents. Pour lui, la
géographie historique traditionnelle doit évoluer vers une « véritable géographie
humaine rétrospective » qui s’intéresse au moins autant au climat, au sol,
aux plantes et aux bêtes, aux genres de vie et aux activités ouvrières qu’aux
frontières d’Etats et autres circonscriptions.
Les
études rurales, du paysage et des structures agraires, en particulier au
travers des travaux de Marc Bloch et Roger Dion, ont aussi contribué à la
géographie historique. Dans son Histoire
de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle
(1959), ce dernier a bien montré qu’il ne s’agit pas là seulement d’une culture
agricole qui modèle le paysage, mais aussi d’un fait de société avec lequel les
connections sont multiples. Jean-Robert Pitte a aussi travaillé sur les
évolutions de paysage mais, dans son Histoire
du paysage français (1983), il se démarque de Febvre et Braudel à propos de
la question des frontières ; pour lui, elles survivent aux évolutions des
territoires qu’elles délimitent et font donc preuve d’une grande stabilité.
D’autres études de géographie historique s’intéressent à des faits qui
structurent l’espace en aires à caractère plus culturel : ainsi en est-il
des travaux sur les zones de distribution du saucisson sec (Pitte, 1995).
En
Grande-Bretagne, Robert Butlin définit la géographie historique classique comme
la « reconstruction des géographies passées » ; elle rejoint
alors l’histoire et la géographie rurale. Son approche est similaire à celle du
théoricien Alan Baker qui s’intéresse plus à l’exploitation d’un fait qu’à la
comparaison entre différents thèmes ou à l’organisation de l’espace dans son
ensemble. Le plus connu des spécialistes anglais de géographe historique, Harry
Clifford Darby, s’est attaché à étudier « la succession des formes
d’organisation et de mise en valeur de l’espace » (Claval, 1984). Il en ressort
des tableaux fournissant en particulier une description des paysages et
structures agraires du passé, là encore, sans souci comparatif entre faits
différents. Aux Etats-Unis, la géographie historique ne constitue qu’une
sous-discipline de la géographie. Elle s’intéresse à l’histoire de
l’environnement plus qu’à l’organisation de l’espace.
Ce
rapide panorama illustre donc la diversité actuelle de la géographie
historique. Si la question des frontières entre territoires a d’abord été son
principal sujet de préoccupation, les espaces qu’elles délimitent et leur
organisation focalisent aujourd’hui l’intérêt des chercheurs, qu’il s’agisse de
l’étude des paysages, des réseaux ou des aspects plus institutionnels. Par
ailleurs, à la différence de la géographie classique, elle s’intéresse d’abord
au passé.
GEOGRAPHY
AND HISTORY
Bridging
the Divide
Baker, A.R.H. (2003) Geography
and History: Bridging the Divide. Cambridge: Cambridge University Press.
Cet
universitaire britannique se définit lui-même comme géographe historien et se
fixe comme objectif la promotion d’un
langage commun aux géographes et aux
historiens afin de faciliter leur dialogue parfois difficile. En effet, pour
certains géographes, les historiens de l’école des Annales auraient « annexé » la géographie depuis la
Seconde Guerre mondiale.
Pour
ce faire, il s’intéresse à une
discipline qui emprunte aux deux autres : la géographie historique et, dans une moindre mesure, à l’histoire
géographique. La première s’intéresse à la dimension historique de la
géographie, la seconde à la dimension spatiale de l’histoire.
Selon
Baker, au-delà des sujets d’étude différents, les questions, les sources et les
méthodes de recherche de la géographie et de l’histoire sont similaires. Par
contre, elles abordent le passé avec des perspectives différentes. Mais il
serait excessif de dire que la géographie ne s’intéresse qu’aux lieux et
l’histoire seulement aux populations. Il s’agit plutôt d’une attention
particulière à ces thèmes respectifs.
La
géographie historique a beaucoup diversifié ses sujets mais, au-delà des
passions individuelles et des courants conjoncturels, Baker s’intéresse à ses
aspects plus structurels.
De
l’examen des principaux travaux qui traitent de la géographie historique en
tant que champ d’étude, il retient d’abord celui de Jean Mitchell : Historical Geography, publié en 1954.
Pour elle, l’objet d’étude de la géographie, ce sont les lieux comme produits
des interactions entre les populations et leur environnement physique.
Logiquement, elle définit la géographie historique comme l’étude géographique
de périodes du passé pour lesquelles on a pu ordonner et dater des séquences
temporelles relatives aux occupations humaines. Cependant, aux yeux de
Mitchell, il existe une différence fondamentale entre le point de vue des
historiens, pour qui le « monde » signifie la civilisation et celui
des géographes pour lesquels le même terme désigne la surface du globe. Bien
qu’ils partagent beaucoup en commun, leurs territoires intellectuels sont distincts
et leurs objectifs différents. Elle n’en appelle pas moins chacun de ses
collègues géographes à un travail de géographe historien.
Trente
ans plus tard, William Norton publie en 1984 Historical Analysis in Geography. Il identifie plusieurs thèmes
redevables de la géographie historique : études régionales ; études
des frontières ; analyses de l’évolution des colonies et des paysages
agricoles, industriels, urbains et des moyens de transport ; études de
population. Mais lui-même se concentre sur l’analyse de l’évolution des formes
spatiales. Dans son ouvrage paru en 1993, Historical
Geography : Through the Gates of Space and Time, Robin Butlin propose une
perspective plus historique dans laquelle la géographie historique est définie
comme l’étude des géographies du passé.
Bien
que les trois auteurs précédents, parmi d’autres, se soient intéressés à la
géographie historique, Baker estime qu’aucun n’a vraiment examiné de manière approfondie
la nature de la relation existant entre l’histoire et la géographie. Le statut
de la géographie historique est lui-même sujet à débat : doit-elle constituer
une sous-discipline de la géographie, distincte de la géographie humaine et des
autres spécialités de l’histoire, ainsi que le promeut Darby, fondateur de la
géographie historique moderne en Grande-Bretagne ? Ou n’est-ce qu’un
ensemble d’approches particulières ainsi que le pense Norton ?
Baker
estime, lui, que la géographie historique est une entreprise interdisciplinaire
offrant des points de vue distincts de l’histoire et de la géographie sur les populations,
les lieux et le passé. Afin de conforter cet avis, il examine ensuite les opinions exprimées par les historiens et les
géographes sur les relations entre leurs propres sujets.
Ainsi,
à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les
historiens estiment que la géographie, comprise alors comme géographie
physique, est au service de l’histoire dans la mesure où elle en fournit le
contexte et un support de preuves tangibles (J. R. Green The Making of England (1881) par exemple). Elle est si importante que
l’environnement détermine largement le cours de l’histoire des nations au
travers du climat, de la terre et des produits exploités (George, 1901 ; James
Bryce, 1902). En France, Jules Michelet pense aussi, en 1883, que
« l’histoire est entièrement dans la géographie ». Victor Cousin va
même plus loin en affirmant : « Donnez-moi la géographie d’un
pays et je vous donnerai son histoire. »
Mais,
sous l’influence de Paul Vidal de la Blache, notamment, les relations entre la
culture et la nature apparaissent plus complexes, ce qui conduit les historiens
français à s’éloigner du déterminisme géographique et à élaborer les notions de
« possibilisme » et de « probabilisme ». Lucien Febvre en
est l’un des principaux artisans ; dans La terre et l’évolution humaine : introduction géographique à
l’histoire (1922), il conclut qu’il n’y a pas de nécessité mais seulement des
possibilités que l’homme est libre d’utiliser ou non. La perspective est alors
inversée : c’est l’homme qui est premier, non plus les conditions locales
de son environnement. Celles-ci exercent leurs influences mais l’homme agit
également sur ce qui l’entoure. Et peu importe pour Febvre que celui qui
s’intéresse à ces interactions soit étiqueté géographe, historien ou
sociologue.
Fernand
Braudel illustre également dans La
Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II (1949)
l’importance de la géographie dans l’histoire ; le troisième rythme
d’évolution qu’il identifie est celui du temps géographique et de l’histoire
structurelle, lent mais fondamental, après ceux du temps court des individus
(histoire événementielle) et du temps intermédiaire des économies et des
sociétés (histoire conjoncturelle). Il emploie également le terme de
géohistoire qui englobe les contextes spatiaux et environnementaux des
activités humaines. Mais Baker pense que l’ « histoire globale »
de Braudel et des historiens de l’école des Annales,
en convoquant les autres sciences sociales, a amoindri de manière indue le rôle
assigné à la géographie en la réduisant à un constituant de l’histoire et à des
études de relations dans l’espace.
Comment
les géographes voient-ils à leur tour l’histoire ? En Europe, fin XIXe
et début XXe, le terme d’« histoire géographique » a été principalement
utilisé par les géographes pour désigner les études relatives aux évolutions
des frontières et entités politiques. Puis sa signification évolue et
s’identifie, pour Pergamini en 1942, à la géographie humaine du passé. Dion
accentue ce point de vue : pour lui, on ne peut pleinement comprendre les
géographies humaines d’aujourd’hui qu’en examinant leurs histoires.
En
Amérique du Nord, pour la plupart des géographes tel que Semple (1903), la
géographie représente essentiellement la scène sur laquelle se déploie le
théâtre de l’histoire, en l’influençant de manière forte. Un tournant
intervient avec Richard Hartborne qui, dans The
Nature of Geography (1939), affirme que la géographie et l’histoire sont
des disciplines différentes et donc distinctes. Cette opinion influence les
géographes anglo-américains pendant des dizaines d’années, même lorsque son
auteur nuance son propos vingt ans plus tard dans Perspective on the Nature of Geography (1959). Elle éclipse en particulier
The Geography behind History (1938)
dans laquelle W. Gordon East exprime une appréhension plus ample de la
géographie en y intégrant l’étude des interactions entre les peuples et leur
environnement physique, les paysages et territoires qui en résultent ainsi
qu’une évaluation de la localisation géographique sur le déroulement de
l’histoire.
Mais
la plus forte influence dans ce domaine parmi les géographes a été celle de
Darby (1953) qui a identifié quatre thèmes à la frontière intellectuelle de la
géographie et de l’histoire : les influences géographiques sur l’histoire,
les géographies du passé, la représentation des paysages évolutifs et
l’approche historique dans la description géographique. Les relations entre
l’histoire sociale et la géographie humaine étudiées par André Blanc (1967) ont
aussi contribué au rapprochement entre géographie et histoire. Celui-ci est
d’ailleurs constaté aussi bien par Marcel Roncayolo (1989) que par Jean Bastié
(1997).
En
ce qui concerne la géographie historique elle-même, E.W. Gilbert lui assigne en
1932 la fonction de « reconstruire la géographie régionale du
passé ». Darby fait évoluer la discipline en l’identifiant à une approche
dans laquelle les données sont historiques et les questions et méthodes
géographiques. Pour lui, toute géographie est géographie historique.
En
définitive, Baker estime qu’il n’est pas absolument nécessaire de définir un
territoire propre à la géographie historique. La géographie et l’histoire
constituent seulement deux manières complémentaires d’appréhender le monde,
même si lui-même travaille surtout dans une approche géographique.
Dans
son chapitre conclusif, il formule sept principes qui définissent selon lui la
géographie historique :
-
comme l’histoire, elle pose des
questions à propos du passé, mais elle traite essentiellement de questions
géographiques ; c’est donc l’étude géographique du passé. Ses sujets
concernent aussi bien la répartition et l’évolution spatiale des activités
humaines que les relations des populations avec leur environnement physique
dans le passé ou les paysages anciens ;
-
ses sources, comme celles de l’histoire,
sont problématiques en ce sens qu’il existe toujours une tension entre
«fait » et « interprétation ». La géographie du passé que nous
reconstruisons est, strictement parlant, imaginée, non la géographie réelle. Il
en résulte des travaux privilégiant, soit la théorie, soit les sources
empiriques ;
-
ceci induit en pratique une place
centrale au débat afin d’atteindre un consensus qui demeure provisoire et se
renouvelle en permanence ;
-
elle s’intéresse essentiellement aux évolutions
dans le temps qui mettent en jeu la géographie (étude de diffusion spatiale par
exemple) ; elle est d’abord diachronique ;
-
elle est centrale à l’intérieur de la
géographie considérée comme un tout, et non à sa périphérie. Même en géographie
humaine contemporaine, la perspective historique est nécessaire ;
-
elle s’intéresse fondamentalement à la
construction d’une perspective synthétique relative aux lieux, non à l’analyse
spatiale. Il s’agit de reconstituer les différentes significations des
événements accumulés en un lieu donné dont l’état présent ne constitue qu’un
palimpseste.
Néanmoins,
pour Baker, si ces principes sont utiles à la définition des
« frontières » du territoire de la géographie historique, il est
convaincu de leur perméabilité et appelle de ses vœux leur franchissement.
Au
terme de cette lecture, je me permets de donner mon sentiment, ambivalent et
(un peu volontairement) iconoclaste : fallait-il vraiment écrire plus de
220 pages pour expliquer et tenter de réduire les différences entre les points
de vue des géographes et des historiens sur leurs disciplines, points de vue
dont l’auteur constate en parallèle la convergence en cours ? Les différends
paraissent parfois ténus, voire en partie artificiels. Quant à la géographie
historique, la définition de son périmètre ne semble pas faire l’objet d’un
consensus, au-delà d’une définition très générale. Et l’essentiel n’est-il pas
d’apporter une meilleure compréhension de la manière dont les hommes ont
interagi entre eux et avec leur environnement, quelle que soit la bannière sous
laquelle se range celui qui en est l’auteur ? Mais c’est sans doute faire
bon marché de l’organisation nécessaire de la recherche par spécialités et des
prérogatives de chacune. De plus, cette opinion de néophyte doit être amendée car
le discours de Baker permet également de saisir des nuances dans les différents
volets de chacune des disciplines et, singulièrement, de la géographie.
No comments:
Post a Comment