Sunday, October 18, 2015

Lecture critique : pour un dialogue de l'histoire et de la géographie.

Alan R. H. Baker, Geography and History. Bridging the divide, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, pp. 1-36 et pp. 206-227. 
Marie Saudan, « Géographie historique. Histoire d'une discipline controversée ou repères historiographiques», Hypothèses, 2001/1, pp. 15-25.

Les deux textes que nous venons de lire mettent en lumière la nécessité pour les chercheurs de connaître les dialogues qui ont – ou n'ont pas été – engagés entre l'histoire et la géographie depuis plusieurs années. En construisant une historiographie de la « géographie historique » et en présentant les débats et controverses qui ont pu émerger autour de cette discipline, des auteurs tels que Alan R.H. Baker, dans l'ouvrage Geography and History. Bridging the divide, et Marie Saudan, dans un article intitulé « Géographie historique. Histoire d'une discipline controversée ou repères historiographiques », font la généalogie d'une « nouvelle » discipline.

Les auteurs mettent bien en évidence la construction d'une discipline par les géographes qui ont d'emblée saisi l'importance de donner des perspectives historiques à leurs travaux. Alan R.H. Baker se livre à un catalogue, argumenté et très détaillé, des nombreux ouvrages qui façonnent la construction et la solidification de la géographie historique.
Les auteurs traitent, en effet, essentiellement de la géographie historique comme discipline, d'abord inventée et pratiquée légitimement par les géographes, puis investie par les historiens, spécialistes du monde rural, ou urbain, notamment ; mais ne traitent pas, ou si peu, de l'importance de l'apprentissage, par les historiens, des outils géographiques afin de nourrir leurs réflexions historiques.
Il me semblerait assez infructueux de reprendre ici toute l'historiographie de la discipline, et d'en évoquer les grands ouvrages fondateurs, que ce soient des ouvrages méthodologiques tels que Introduction à la géographie historique (1995) de Serge Courville, ou des ouvrages tels que La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II (1949) de Fernand Braudel, puisque ceci a déjà été très largement fait dans l'ouvrage de Alan R.H. Baker.
Il est une évidence, sur laquelle les textes insistent, qui est cependant majeure et sur laquelle il me paraît intéressant de revenir, c'est que la géographie historique s'est constituée comme une branche de la géographie et non comme une discipline réellement autonome. C'est aussi la réticence des historiens, pendant très longtemps, à s'approprier la géographie, sinon pour évoquer l'influence de la Nature sur la Culture. Ici, l'influence de la géographie déterministe de Paul Vidal de la Blache, semble avoir perduré chez les historiens, alors qu'elle était déjà dépassée chez les géographes. Il reste vrai aujourd'hui, qu'on observe encore une résistance des historiens à la méthode géographique. La nécessité de s'intéresser à la géographie pour ces derniers naît du constat que l'histoire n'est pas intelligible sans la géographie, notamment en ce qui concerne l'étude des frontières – l'étude des frontières semblent en effet être le socle de naissance de la géographie historique – des guerres, et du peuplement. C'est un choix de ma part de me concentrer sur l'entrée des historiens sur le terrain de la géographie, et de ne pas aborder l'investissement de l'histoire par les géographes, tant ma lecture critique vise plutôt un public d'historiens. Les deux auteurs mettent en évidence le rôle non négligeable, sinon essentiel, de l’École des Annales, notamment, dans le « renouveau des concepts (…) et des interrogations»1, et l'acception par les historiens, notamment Français, d'une vision et d'une « conception bien plus large de la géographie »2, qui entraîne, comme le dit Marie Saudan, une « floraison d'essais et de travaux ».3 Si je décide aussi d'insister plus longuement sur la difficulté des historiens à s'approprier les outils et les méthodes géographiques, c'est parce que je fus assez frappée de lire la critique vive de Lucien Febvre, retranscrite par Marie Saudan qui affirme que longtemps, les historiens « incapables et insoucieux de toute observation géographique »4 ont fragilisé la géographie historique.
La volonté des chercheurs évoqués dans ces textes, de définir clairement la géographie historique et d'en faire une véritable discipline avec ses sujets propres et ses méthodes propres, peut donner lieu à des thèses qui me semblent parfois peu convaincantes : les diagrammes de Venn, notamment, repris par Alan R. H. Baker, me semblent aujourd'hui, assez peu pertinents, ou du moins me laissent assez perplexe. Il semble déjà nécessaire à Alan R. H. Baker et Marie Saudan de questionner « l'autonomie de la géographie historique en tant que discipline académique »5.
J'irai même plus loin et dirait, qu'aujourd'hui, il semble nécessaire de questionner la pertinence de l'affirmation d'une géographie historique comme discipline à part entière, cloisonnée et indépendante de ses disciplines mères que sont l'histoire et la géographie. Comme Serge Courville, dans son ouvrage Introduction à la géographie historique, l'affirme, « la géographie historique n'est ni une discipline, ni une sous-discipline mais un champ de recherche interdisciplinaire nourrit par les idées, les langages et les méthodes à la fois de l'histoire et de la géographie ».6
Une notion, dans l'ouvrage de Alan R.H. Baker, est fondamentale : c'est celle de « l'interdisciplinarité ». En effet, dans les premières pages de son ouvrage, il met en évidence la nécessité actuelle de l'interdisciplinarité, en montrant que si chaque discipline doit conserver la spécificité de sa méthode, elle n'en doit pas moins s'intéresser aux approches et aux outils des autres disciplines avec lesquelles elle cohabitent : la géographie, bien entendu, mais aussi la sociologie, les sciences économiques et sociales, etc. . Ce postulat m'invite à dire qu'aujourd'hui, au-delà de la pratique d'une géographie historique par les géographes et certains historiens, tous les chercheurs sont invités à se nourrir des outils et des pratiques de leurs pairs dans d'autres disciplines.
Si Alan R. H. Baker insiste sur la séparation, évidente, de l'histoire et de la géographie, comme deux disciplines bien distinctes, n'engageant pas de dialogue pendant de nombreuses années ; j'évoquerai la cohabitation sinon même le partage d'un socle académique pour ces deux disciplines depuis que l'histoire et la géographie sont enseignées comme une seule et même discipline dans le secondaire. En effet, ceci nous montre bien la difficulté à enseigner l'une sans l'autre, et l'évidence selon laquelle la géographie ne peut se comprendre sans l'histoire et l'histoire ne peut se comprendre sans la géographie, au-delà même de la pratique de la seule « géographie historique ». Marc Bloch, cité dès le début de son article par Marie Saudan, a donné les définitions de l'histoire et de la géographie, l'histoire étant « la science de l'homme dans le temps », et la géographie étant « la science de l'homme dans l'espace ». Pourtant, l'histoire ne peut se considérer hors de l'espace, de la même manière que la géographie ne peut se considérer hors du temps ; en ce sens, il serait plus avisé d'accepter le constat donné par Alan R.H Baker, qui est celui que l'historien se concentre sur une période donnée, tandis que le géographe se concentre sur un lieu donné, tout en s'intéressant tout deux à l'évolution de la pratique de l'homme.
Il semble aujourd'hui évident que les chercheurs se doivent d'intégrer l'espace à toutes les réflexions historiques, même si l'espace ou le territoire n'est pas le cœur de leur étude : si l'espace n'est pas le sujet d'une réflexion, il n'en reste pas moins le cadre. En outre, il apparaît qu'aujourd'hui, un nombre plus nombreux d'historiens s'intéressent aussi à l'espace ou au territoire comme sujet propre de leur réflexion : Jean Robert Pitte, dans son ouvrage Histoire du paysage français, tente de « comprendre la structuration de l'espace par rapport à un fait »7, ce qui est aujourd'hui l'intérêt majeur des historiens spécialistes du rural ou de l'urbain qui travaillent de plus en plus en relations avec les chercheurs et spécialistes d'autres disciplines.

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1Marie SAUDAN, « Géographie historique. Histoire d'une discipline controversée ou repères historiographiques », Hypothhèses, 2001/1, p.20
2Alan R.H. BAKER, Geography and History. Bridging the divide, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p.18.
3Marie SAUDAN, Op. Cit., p.20.
4Lucien FEBVRE, Pour une histoire à part entière, Paris, 1962, p.34 dans Marie SAUDAN, Op. Cit, p.21.
5Alan R.H. BAKER, Op. Cit. , p.1
6Op. cit., p.14.
7Marie SAUDAN, Op. Cit., p.23.

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