Alan R. H. Baker, Geography and History. Bridging the divide, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, pp. 1-36 et pp. 206-227.
Marie Saudan, « Géographie historique. Histoire d'une discipline controversée ou repères historiographiques», Hypothèses, 2001/1, pp. 15-25.
Les
deux textes que nous venons de lire mettent en lumière la nécessité
pour les chercheurs de connaître les dialogues qui ont – ou n'ont
pas été – engagés entre l'histoire et la géographie depuis
plusieurs années. En construisant une historiographie de la
« géographie historique » et en présentant les débats
et controverses qui ont pu émerger autour de cette
discipline, des auteurs tels que Alan R.H. Baker, dans l'ouvrage
Geography and History. Bridging the divide, et Marie Saudan,
dans un article intitulé « Géographie historique. Histoire
d'une discipline controversée ou repères historiographiques »,
font la généalogie d'une « nouvelle » discipline.
Les
auteurs mettent bien en évidence la construction d'une discipline
par les géographes qui ont d'emblée saisi l'importance de donner
des perspectives historiques à leurs travaux. Alan R.H. Baker se
livre à un catalogue, argumenté et très détaillé, des nombreux
ouvrages qui façonnent la construction et la solidification de la
géographie historique.
Les
auteurs traitent, en effet, essentiellement de la géographie
historique comme discipline, d'abord inventée et pratiquée
légitimement par les géographes, puis investie par les historiens,
spécialistes du monde rural, ou urbain, notamment ; mais ne
traitent pas, ou si peu, de l'importance de l'apprentissage, par les
historiens, des outils géographiques afin de nourrir leurs
réflexions historiques.
Il
me semblerait assez infructueux de reprendre ici toute
l'historiographie de la discipline, et d'en évoquer les grands
ouvrages fondateurs, que ce soient des ouvrages méthodologiques tels
que Introduction à la géographie historique (1995) de Serge
Courville, ou des ouvrages tels que La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l'époque de Philippe II (1949)
de Fernand Braudel, puisque ceci a déjà été très largement
fait dans l'ouvrage de Alan R.H. Baker.
Il
est une évidence, sur laquelle les textes insistent, qui est
cependant majeure et sur laquelle il me paraît intéressant de
revenir, c'est que la géographie historique s'est constituée comme
une branche de la géographie et non comme une discipline réellement
autonome. C'est aussi la réticence des historiens, pendant très
longtemps, à s'approprier la géographie, sinon pour évoquer
l'influence de la Nature sur la Culture. Ici, l'influence de la
géographie déterministe de Paul Vidal de la Blache, semble avoir
perduré chez les historiens, alors qu'elle était déjà dépassée
chez les géographes. Il reste vrai aujourd'hui, qu'on observe encore
une résistance des historiens à la méthode géographique. La
nécessité de s'intéresser à la géographie pour ces derniers naît du constat que l'histoire n'est pas intelligible sans la
géographie, notamment en ce qui concerne l'étude des frontières –
l'étude des frontières semblent en effet être le socle de
naissance de la géographie historique – des guerres, et du peuplement. C'est un choix de ma part de me concentrer sur
l'entrée des historiens sur le terrain de la géographie, et de ne
pas aborder l'investissement de l'histoire par les géographes, tant
ma lecture critique vise plutôt un public d'historiens. Les deux
auteurs mettent en évidence le rôle non négligeable, sinon
essentiel, de l’École des Annales, notamment, dans le
« renouveau des concepts (…) et des interrogations»1,
et l'acception par les historiens, notamment Français, d'une vision
et d'une « conception bien plus large de la géographie »2,
qui entraîne, comme le dit Marie Saudan, une « floraison
d'essais et de travaux ».3
Si je décide aussi d'insister plus longuement sur la difficulté des
historiens à s'approprier les outils et les méthodes géographiques,
c'est parce que je fus assez frappée de lire la critique vive de
Lucien Febvre, retranscrite par Marie Saudan qui affirme que
longtemps, les historiens « incapables et insoucieux de toute
observation géographique »4
ont fragilisé la géographie historique.
La
volonté des chercheurs évoqués dans ces textes, de définir
clairement la géographie historique et d'en faire une véritable
discipline avec ses sujets propres et ses méthodes propres, peut
donner lieu à des thèses qui me semblent parfois peu
convaincantes : les diagrammes de Venn, notamment, repris par
Alan R. H. Baker, me semblent aujourd'hui, assez peu pertinents, ou
du moins me laissent assez perplexe. Il semble déjà nécessaire à
Alan R. H. Baker et Marie Saudan de questionner « l'autonomie
de la géographie historique en tant que discipline académique »5.
J'irai
même plus loin et dirait, qu'aujourd'hui, il semble nécessaire de
questionner la pertinence de l'affirmation d'une géographie
historique comme discipline à part entière, cloisonnée et
indépendante de ses disciplines mères que sont l'histoire et la
géographie. Comme Serge Courville, dans son ouvrage Introduction à
la géographie historique, l'affirme, « la géographie
historique n'est ni une discipline, ni une sous-discipline mais un
champ de recherche interdisciplinaire nourrit par les idées, les
langages et les méthodes à la fois de l'histoire et de la
géographie ».6
Une
notion, dans l'ouvrage de Alan R.H. Baker, est fondamentale :
c'est celle de « l'interdisciplinarité ». En effet, dans
les premières pages de son ouvrage, il met en évidence la nécessité
actuelle de l'interdisciplinarité, en montrant que si chaque
discipline doit conserver la spécificité de sa méthode, elle n'en
doit pas moins s'intéresser aux approches et aux outils des autres
disciplines avec lesquelles elle cohabitent : la géographie,
bien entendu, mais aussi la sociologie, les sciences économiques et
sociales, etc. . Ce postulat m'invite à dire qu'aujourd'hui, au-delà
de la pratique d'une géographie historique par les géographes et
certains historiens, tous les chercheurs sont invités à se nourrir
des outils et des pratiques de leurs pairs dans d'autres disciplines.
Si
Alan R. H. Baker insiste sur la séparation, évidente, de l'histoire
et de la géographie, comme deux disciplines bien distinctes,
n'engageant pas de dialogue pendant de nombreuses années ;
j'évoquerai la cohabitation sinon même le partage d'un socle
académique pour ces deux disciplines depuis que l'histoire et la
géographie sont enseignées comme une seule et même discipline dans
le secondaire. En effet, ceci nous montre bien la difficulté à
enseigner l'une sans l'autre, et l'évidence selon laquelle la
géographie ne peut se comprendre sans l'histoire et l'histoire ne
peut se comprendre sans la géographie, au-delà même de la pratique
de la seule « géographie historique ». Marc Bloch, cité
dès le début de son article par Marie Saudan, a donné les
définitions de l'histoire et de la géographie, l'histoire étant
« la science de l'homme dans le temps », et la
géographie étant « la science de l'homme dans l'espace ».
Pourtant, l'histoire ne peut se considérer hors de l'espace, de la
même manière que la géographie ne peut se considérer hors du
temps ; en ce sens, il serait plus avisé d'accepter le constat
donné par Alan R.H Baker, qui est celui que l'historien se concentre
sur une période donnée, tandis que le géographe se concentre sur
un lieu donné, tout en s'intéressant tout deux à l'évolution de
la pratique de l'homme.
Il
semble aujourd'hui évident que les chercheurs se doivent d'intégrer
l'espace à toutes les réflexions historiques, même si l'espace ou
le territoire n'est pas le cœur de leur étude : si l'espace
n'est pas le sujet d'une réflexion, il n'en reste pas moins le
cadre. En outre, il apparaît qu'aujourd'hui, un nombre plus nombreux
d'historiens s'intéressent aussi à l'espace ou au territoire comme
sujet propre de leur réflexion : Jean Robert Pitte, dans son
ouvrage Histoire du paysage français, tente de « comprendre
la structuration de l'espace par rapport à un fait »7,
ce qui est aujourd'hui l'intérêt majeur des historiens spécialistes
du rural ou de l'urbain qui travaillent de plus en plus en relations
avec les chercheurs et spécialistes d'autres disciplines.
_______________________________________
1Marie
SAUDAN, « Géographie historique. Histoire d'une discipline
controversée ou repères historiographiques »,
Hypothhèses, 2001/1, p.20
2Alan R.H. BAKER, Geography and History. Bridging the divide, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p.18.
3Marie SAUDAN, Op. Cit., p.20.
4Lucien FEBVRE, Pour une histoire à part entière, Paris, 1962, p.34 dans Marie SAUDAN, Op. Cit, p.21.
5Alan R.H. BAKER, Op. Cit. , p.1
6Op. cit., p.14.
7Marie SAUDAN, Op. Cit., p.23.
2Alan R.H. BAKER, Geography and History. Bridging the divide, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p.18.
3Marie SAUDAN, Op. Cit., p.20.
4Lucien FEBVRE, Pour une histoire à part entière, Paris, 1962, p.34 dans Marie SAUDAN, Op. Cit, p.21.
5Alan R.H. BAKER, Op. Cit. , p.1
6Op. cit., p.14.
7Marie SAUDAN, Op. Cit., p.23.
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