Sunday, November 8, 2015

Lectures critiques - Histoire spatiale, vers un nouveau tournant ?

- SIEBERT Loren, "Using GIS to document, visualize, and interpret Tokyo's spatial history", in Social Science History, 24, 3, pp. 537-574.

- HILLIER Amy, "Invitation to Mapping : How GIS Can Facilitate New Discoveries in Urban Planning", in Journal of Planning History, vol. 9, no. 2, 2010, pp. 122-134.

- BAILEY Timothy J., SCHICK James B. M., "Historical GIS : Enabling the Collision of History and Geography", in Social Science Computer Review, vol. 27, no. 3, 2009, pp. 291-296.


            Dans ces trois différents articles, les auteurs tentent de faire comprendre aux historiens l'intérêt que peuvent avoir les Systèmes d'Informations Géographiques (SIG) pour le développement de la science historique. Pour ce faire, les quatre chercheurs à l'origine de ces écrits, qui sont tous des professeurs d'histoire ou de géographie au sein de grandes universités américaines, découpent leurs présentations en trois phases distinctes. Pour commencer, on trouve généralement une entrée en matière qui se propose de montrer les objectifs de ce nouvel axe de recherche, toujours en insistant bien sur l'importance de l'aspect spatial dans l'histoire. Ensuite, dans un deuxième temps, chaque chercheur propose des applications de ce modèle de recherche au travers de différents exemples qui peuvent être tirés de leurs propres travaux ou bien d'autres chercheurs. Enfin, pour conclure leurs articles, les auteurs finissent par présenter leurs visions de l'avenir quant aux prochaines avancées de l'histoire qui, grâce à l'utilisation des SIG, semblent bien pouvoir prendre un nouveau tournant.
            Ici, en connectant les trois articles entre eux, nous suivrons donc un plan similaire pour reprendre l'argumentation des auteurs d'un point de vue critique.

- Les objectifs des "Historical GIS"

            Dans les trois articles, toute une part de la démonstration insiste sur le lien entre le temps et l'espace, entre l'histoire et la géographie. En effet, comme le signale Loren Siebert, les hommes occupent l'espace qui constitue leur cadre de vie et il est donc normal que l'histoire humaine porte son intérêt sur cet environnement en comprenant une dimension spatiale. Dans son cas, Siebert ajoute que cela est particulièrement vrai pour l'histoire urbaine et notamment pour la ville de Tokyo sur laquelle se sont penchés ses travaux.
            D'ailleurs, Amy Hillier fait le même constat et déplore le fait que, jusque ici, les historiens ont souvent refusé d'utiliser des cartes dans leurs recherches. Ainsi, lorsqu'elle regarde les articles parus dans une revue américaine d'histoire urbaine, elle constate que les articles qui utilisent des cartes sont peu nombreux (seulement 1/3). De surcroît, une bonne partie des cartes employées sont en réalité des documents réutilisés et non des cartes créées pour l'étude en question. A cela, il faut encore ajouter que rares sont celles qui sont le fruit d'un SIG. Selon Hillier, ce rejet s'explique en partie par le lien qui existe entre ce mode de traitement des données et l'histoire quantitative qu'une partie des historiens rejette. Pour eux, ce mode de traitement de l'information ne correspond pas à ce qu'on attend traditionnellement d'un historien qui devrait s'exprimer par la voie de la littérature et énoncer explicitement ses sources. Cependant, pour la chercheuse, ce rejet est plutôt le fruit d'une méconnaissance des SIG de la part des historiens qui, au cours de leurs cursus, ne sont guère formés à cela.
            Face à cela, pourtant, ces différents chercheurs tentent de montrer que les SIG peuvent avoir toute leur place dans la science historique. Loren Siebert dit pourtant ne pas avoir ouvert la voie de ce changement. En effet, dans son travail sur Tokyo, il s'inspire en réalité de travaux réalisés auparavant et cite plusieurs atlas historiques évoquant le développement urbain de la capitale japonaise. Malgré cela, ces travaux, déjà anciens, s'ils utilisaient des cartes, ne bénéficiaient pas de l'avancé que constituent les SIG. En fait, le chercheur souhaiterait à son tour constituer une sorte d'atlas historique mais celui-ci aurait l'avantage d'être électronique et pourrait donc être accessible via internet.
            Face au constat négatif dressé plus haut, les différents historiens ne souhaitent pas abandonner. Ainsi, Amy Hillier, dans son article, présente les avantages que peuvent avoir les cartes émanant des SIG dans le cadre d'une étude. Bien entendu, le support cartographique permet d'abord à l'historien de rendre plus explicite son propose. En effet, lorsqu'on évoque des faits qui prennent place dans l'espace, il paraît nécessaire voire indispensable de les replacer dans leur environnement et, de cette manière, de les contextualiser. Pour autant, l'utilisation des SIG peut permettre d'aller encore plus loin. En traitant les informations insérées dans la base de données, la carte produite par un SIG peut permettre d'analyser une situation difficile à entrevoir autrement et, ainsi, de tirer des conclusions. De cette manière, plus qu'un simple support de l'argument, la carte devient un argument et fait partie intégrante de la démonstration. Pour cela, l'historien doit jouer avec les différents "attributs" de la carte en faisant, tour à tour, apparaître et disparaître des informations. Parfois, il faut faire de nombreux essais avant d'obtenir le résultat souhaité. En cela, l'historien doit faire appel à des compétences inhabituelles pour la discipline puisqu'il faut non seulement être capable de créer des cartes efficace mais aussi d'en "extraire le sens" en l'interprétant correctement. Une fois ce travail effectué, il devient possible pour l'historien de retourner à la forme narrative traditionnelle en expliquant verbalement l'idée qu'il souhaite avancer.
            Bailey et Schick ont une approche similaire sur le sujet car, selon eux, le traitement des données permis par les SIG permet de dépasser les analyses classiques, notamment par le biais d'une visualisation graphique. En fait, grâce aux SIG, l'histoire quantitative peut devenir beaucoup plus explicite.

- Mise en pratique

            Pour prouver ce qu'ils avancent, les différents auteurs ont fait le choix de donner des exemples pour lesquels l'utilisation des SIG permet clairement d'avoir une nouvelle approche du sujet étudié. C'est notamment le cas pour Loren Siebert qui, dans son article, prend l'exemple de l'histoire urbaine de Tokyo sur laquelle il a énormément travaillé. Etant né dans la capitale japonaise, ce chercheur américain admet en fait être lié affectivement avec cette ville sur laquelle il existe une documentation relativement abondante.
            Avant de se plonger dans la présentation des cartes qui ont été le fruit de son travail, le chercheur consacre une bonne partie de son article à dévoiler quelle a été sa méthode. Tout au long de ses recherches, il a été confronté à bon nombre de situations dans lesquelles il lui fallait faire un choix. Cela est d'abord vrai quant au choix du logiciel adapté pour son étude. Après avoir présenté les caractéristiques que doit comprendre un bon logiciel, le chercheur se lance ensuite dans une présentation assez technique des différents types de logiciels qui existe (vector GIS, raster GIS et image-processing software). En ce qui le concerne, Siebert a choisi un logiciel appelé Maptitude. Cependant, il précise qu'il est important que chaque chercheur adapte son choix à ses besoins, ce qui exige néanmoins une bonne connaissance préliminaire de ces outils. La difficulté suivante réside dans la complexité qu'il existe parfois à trouver des cartes adaptée à un sujet. Cela est particulièrement vrai pour les sujets qui traitent de périodes anciennes, périodes pour lesquelles les cartes sont moins nombreuses et de moins bonne qualité.
            Ensuite, l'historien doit se lancer dans la récolte et dans la saisie des données. Si la première partie de cette tâche est habituelle dans le cadre de la recherche historique, la seconde est en revanche beaucoup plus fastidieuse pour des historiens non formés à ces pratiques. C'est d'ailleurs ce que souligne l'ensemble des articles présentés ici. A chaque fois, cette phase du travail prend énormément de temps, ce qui peut d'ailleurs parfois dissuader certains historiens à se lancer dans un tel chantier. Concernant Siebert, il lui a fallu pas moins de deux ans pour achever la création de sa base de données sur Tokyo.
            Ici, nous parlons bien sûr de données géographiques que Bailey et Schick s'attardent à définir dans leur article. La différence par rapport à la donnée traditionnelle simple est qu'elle est référencée dans l'espace. En fait, pour chaque donnée, qu'elle soit quantitative ou qualitative, correspond une dimension spatiale permettant de la situer. Pour cela, les auteurs reviennent sur la différenciation qu'il existe entre les différents types de SIG, différenciation que nous avons déjà abordé plus haut en évoquant l'article de Siebert.
            Une fois que ce travail est fait, l'historien peut se lancer dans la création de cartes. Pour cela, il lui faut sélectionner les données qu'il souhaite faire apparaître en fonction de ses besoins et de ses attentes. Ensuite, il doit encore choisir la manière donc les choses doivent être représentées sur la carte. Ainsi, nous l'aurons compris, l'historien est là encore confronté à toute une série de choix qui ne sont jamais neutres et qui influent sur le cours de la recherche. D'ailleurs, Siebert insiste bien sur le fait que l'historien est contraint de faire des choix mais que d'autres voies sont parfois possibles.
            Concernant les exemples apportés par les auteurs, ils sont plus ou moins bien explicites. En la matière, les cartes réalisées par Loren Siebert par Tokyo sont les plus clairs ou, du moins, les mieux expliquées. Chacun des auteurs précise que cette phase du travail a l'avantage d'être beaucoup plus rapide que les précédentes, ce qui fait tout l'intérêt de l'utilisation des SIG. En effet, une fois les données rentrées, la réalisation des cartes est montrée comme assez simple. Dans le cas de l'article de Siebert, l'auteur explicite, dans une première carte, le développement qu'a connu le port de Tokyo au cours du XXème siècle. Grâce à la carte, on y aperçoit très nettement les différentes phases de croissance du port par le biais de divers aménagements, une croissance que l'auteur explique ensuite par la direction des axes maritimes.
            Siebert présente encore trois autres cartes par lesquelles il montre bien l'intérêt que peuvent avoir ces représentations cartographique pour développer une argumentation en histoire. Amy Hillier, quant à elle, reprend dans son article les travaux réalisés par un autre historien spécialiste de l'histoire urbaine (Du Bois). Cependant, celui-ci, dans son ouvrage de 1896 n'avait pas utilisé de carte pour représenter la mixité sociale dans la ville de Philadelphie. Par son exemple, Hillier montre bien l'intérêt que peut avoir une carte pour appuyer une démonstration et pour rendre un exposé plus explicite. Bailey et Schick, quant à eux, se contentent de citer une multitude d'auteurs utilisant des SIG et des cartes dans leurs écrits. La preuve avancée en faveur l'efficacité des cartes dans la démonstration est donc beaucoup moins flagrante puisqu'il est ici nécessaire de connaître tous ces auteurs.

- Un nouveau tournant de l'histoire ?

            Loren Siebert, avant d'annoncer les perspectives prometteuses que présente l'utilisation des SIG en histoire, commence par montrer quels sont les avantages et les inconvénients de cette nouvelle méthode historique. Selon lui, il semble évident que les SIG s'affirment comme le meilleur moyen de créer une mémoire de l'environnement humain. De plus, l'utilisation de cet outil oblige encore davantage les historiens à rechercher des matériaux solides pour construire leurs démonstrations. En effet, il leur faut des informations de qualités pour construire les cartes de qualité. Enfin, contrairement à ce qu'ont pu laisser penser certains, cette manière d'argumenter ne se fait pas sans la référence aux sources. Au contraire, la constitution de la base de données permet aussi de rassembler et d'organiser les métadonnées, c'est-à-dire l'ensemble des informations liées aux sources des données. Les SIG s'inscrivent donc pleinement dans la démarche historique.
            Pour ce qui est des inconvénients de cette méthode, Siebert rappelle à nouveau que ce procédé est très couteux en temps. Ainsi, il n'hésite pas à dire que, pour certains sujets, la méthode traditionnelle peut être plus efficace pour la démonstration et que, par conséquent, l'emploi des SIG n'est pas toujours adapté. De surcroît, le chercheur ajoute que, bien que cet outil soit extrêmement puissant et efficace, rien ne sera jamais plus performant que le cerveau humain, lui seul capable d'organiser la démonstration. Avec les SIG, ce qui est intéressant, c'est l'aspect interactif apporté par un maniement peu banal des données.
            Amy Hillier pense de son côté que, si les SIG ne bouleverserons pas l'histoire, ils peuvent apporter des avancées conséquentes. Grâce à eux, le discours historique peut se diversifier et s'enrichir. De plus, cela peut permettre l'apparition d'un nouveau terrain d'entente entre les différentes sciences sociales, en particulier entre l'histoire et la géographie.
            Bailey et Schick sont ceux qui vont le plus loin dans l'énonciation des perspectives du développement de cet outil. Pour eux, les SIG "ouvrent un boulevard" aux historiens et aux géographes qui vont pouvoir nous en dire beaucoup plus sur le passé. Au final, nous pourrions peut être bien en savoir plus sur une époque que les individus qui y vivaient.

            Pour autant, malgré toute ces belles perspectives, Amy Hillier souligne que nous en sommes encore loin puisque, jusqu'à présent, les SIG demeurent peu utilisés par les historiens. Selon elle, un certain nombre d'avancées doivent se faire pour permettre un développement de cette pratique chez les historiens. Tout d'abord, il faut que les données utilisables, notamment en termes de carte, soient plus abondantes. De plus, il est impératif que les étudiants en histoire soient formés à utiliser les SIG. D'un autre côté, les éditeurs peuvent aussi jouer un rôle encourageant la publication d'articles qui utilisent des cartes. Il faut aussi qu'ils fassent le choix de cartes de qualité notamment en favorisant les cartes polychromes qui sont beaucoup plus efficaces. Enfin, d'une manière générale, les historiens doivent changer la vision qu'ils ont des SIG. La carte ne doit en aucun cas être assimilée à l'histoire quantitative puisque les données qualitatives ont également leur place dans ce mode de traitement des informations. De la même manière, les historiens ne doivent pas voir les cartes uniquement comme une illustration mais bien comprendre qu'elles peuvent avoir force de proposition et entrer dans le processus démonstratif, au même titre que tout autre document. En revanche, l'historien doit conserver son recul critique et toujours se questionner sur les intentions et les buts d'une carte.

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